
“L”L’affaire Vasarely”, comme la presse appellera cette histoire infernale d’héritage démêlée par la justice depuis trois décennies, n’aurait pas eu lieu sans la famille. Ou plutôt, sans la désunion d’une famille, qui laissait la porte ouverte aux escrocs et profiteurs de toutes couleurs, invités à régler les différends, arbitrer les jalousies, face à un tas d’art. Sans parler des millions promis à celui qui mettra la main dessus le premier.
L’idéologie du patriarche, la garantie de la mère, les querelles des fils, comme Abel et Caïn, soutenus par leurs épouses, créent deux clans rivaux. Autant d’éléments pour alimenter le « cas ».
Fondation : tout afficher
Au tout début, il y avait la lumière des bonnes intentions. Un jour d’octobre, après avoir âprement débattu avec sa femme Claire, chez eux dans le Val-de-Marne, le peintre hongrois Victor Vasarely, 66 ans, prend une décision ferme : il aura sa propre fondation. “Il est plus noble de donner à tout le monde que de tout monopoliser pour soi et ses proches”, écrit-il dans le texte intitulé “Mon projet, 1972”. Ce manifeste d’utopie artistique – Victor restera toute sa vie un ardent communiste – recoupe la forme testamentaire, car il s’agit aussi de succession. “Quant à la part de nos enfants”, y lit-on aussi, ils restitueront les “ouvrages, croquis, dessins et documents” restés dans leurs deux résidences, à Annet-sur-Marne, en banlieue parisienne, et à Gordes, un village tout aussi minéral car situé dans le Luberon.
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A partir de cette date, Victor et Claire décident d’allouer la totalité de leur patrimoine personnel à une œuvre d’utilité publique à but non lucratif : la Fondation Vasarely. Une institution destinée à exister en deux lieux. L’ancien château de Gordes – que le couple a acheté et restauré pour en faire leur résidence secondaire dans le village – abrite depuis 1970 ce qu’ils appellent un “musée pédagogique”. Il ne manque plus que le deuxième volet, la conception et la construction d’un tout nouvel environnement : le Centre architectonique, à Aix-en-Provence, dans les Bouches-du-Rhône.
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L’artiste utopique et son descendant
Charles Debbasch, savant fraudeur
Yann Streiff, avocat brun
Belle-fille de soufre
“C’est la première fois qu’un artiste décide de financer son propre musée sans aucun soutien économique extérieur, qu’il soit politique ou mécénat”, explique Pierre Vasarely. Le petit-fils unique de Victor, 62 ans, qui a consacré sa vie à défendre la fondation, décrit son grand-père comme un homme “très généreux, très ambitieux, mais un peu mégalomane, comme tous les grands artistes”.
Un grand artiste, mais aussi incroyablement prolifique. Passant à l’abstraction, le Hongrois va développer une technique unique : la déclinaison des formes et des couleurs appelée « l’alphabet plastique ». Cela lui permet de produire rapidement et en masse des œuvres. Leur nombre, par milliers, explique pourquoi les répertorier est devenu un défi au fil du temps – notamment dans le cadre d’une succession. D’autant que l’artiste tentait parfois de remonter à la date de création de ses oeuvres, compliquant leur datation, rendant obsolète toute volonté de constituer un catalogue exhaustif de ses oeuvres.
L’op art s’appelle partout
L’artiste qu’un journaliste slovaque a appelé le fondateur de l’Op art fois En 1964, il réalise des oeuvres dites “cinétiques” et “optiques” qui lui apporteront rapidement succès et richesse, soit à Paris, dans la galerie de Denise René – qui deviendra son amante -, en Europe, et même aux Etats-Unis États. Les marques ont pillé les créations du publiciste hongrois, naturalisé français. Parmi ses employeurs figurent le constructeur automobile Renault, ainsi que Havas, qui célèbre cette année le 50e anniversaire de la conception de son célèbre logo. Les Vasarely apparaissent avec les Pompidou, en famille, en 1970. L’op art est partout.
Un succès vertigineux, si l’on remonte au point de départ, le jour où Victor a déposé ses valises à Paris en 1930. Il a 24 ans. Sans argent, il n’a que son génie et sa vie devant lui. Claire le rejoint en train un an plus tard et, lors d’un événement imprévu, tombe enceinte. Cette grossesse se discutera au sein du couple, ce n’est pas un secret. L’accidenté, 9 mois plus tard, sera baptisé André. Il a eu un frère cadet, Jean-Pierre, en 1934.
frères ennemis
André et Jean-Pierre, frères et sœurs. Les ennuis peuvent commencer. Car ces deux-là s’avèrent rapidement opposés comme la nuit et le jour. André est calme et silencieux comme Jean-Pierre est joyeux et créatif. Et c’est comme si chacun s’appropriait un pan de la personnalité de son père pour la porter à son apogée.
Avec André, la science prend le relais. Il devient médecin, suivant les traces de son père qui, avant de se consacrer à une carrière artistique, s’est consacré à la médecine en Hongrie. Après seulement deux ans d’université, Victor a abandonné ses études pour rejoindre l’École des beaux-arts.
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Celui qui se dirige vers les beaux-arts, c’est Jean-Pierre. Artiste plasticien connu sous le pseudonyme d’Yvaral, Jean-Pierre se démarque par son talent, mais aussi par ses frasques, amoureux des femmes, du vin et des bolides. Mais même ce visage dionysiaque du monde a vécu de grandes phases de dépression. Yvaral grandit, quoi qu’il fasse, dans l’ombre du géant Vasarely, et portera la marque rouge de n’être qu’un « fils » toute sa vie. Alors, tel un enfant gâté, il fait une crise de colère, quitte tout, dépense tout, revient quand il n’a plus un franc en poche pour se laisser réconforter par Claire, encore une enfant choyée, prodigue, de son père.
Alors qu’avec André, il n’y a pas une once d’ambition. Peut-être mal aimé, sans doute brisé par la guerre d’Algérie, il devient médecin de la sécurité sociale. Cet être en demi-teinte vit tranquillement dans une vie exiguë qui lui convient parfaitement. André a pris la couleur de son costume officiel. Il rentre tous les soirs, sans exception pour améliorer la règle, dans sa maison de banlieue. Où Henriette l’attend-elle ? Car, dans l’ombre de cette guerre fratricide, il y a deux mariages sans enfant – Pierre est le fils du premier mariage de Jean-Pierre – et surtout deux femmes.
belle-sœur
Les belles-filles de Viktor joueront le rôle principal dans l’image de la désunion familiale de la famille Vasarely. Tour à tour déclencheur ou catalyseur du conflit, les épouses d’André et de Jean-Pierre sont à l’image de leur première discorde. Henriette, la femme d’André, est représentée dans Vol Lætitie Sariroglou (Fabre), l’ouvrage de référence sur l’affaire, en épouse grincheuse, aigre et jalouse de sa belle-sœur Michèle Taburno.
Au contraire, cette “poupée Barbie”, comme on l’appelle dans la famille, mariée en secondes noces à Jean-Pierre, plaît à son entourage en la persuadant. Henriette a quitté son métier d’institutrice en épousant André, dont elle a vu qu’il deviendrait un riche héritier, et vit sans ostentation en banlieue, à Antony (91). Tandis que Michèle, qui roule dans la Porsche de son mari Jean-Pierre, s’installe dans un loft décoré comme une confiserie à la Bastille. La brune Henriette et la blonde Michèle, rivales de cupidité, se détestent historiquement. Ce sont eux qui vont d’abord déplacer les pions de la lutte pour le pouvoir vers les fondations, puis tirer les ficelles de la tourmente judiciaire qui débute par des accusations mutuelles de vol d’art.
Lorsque Victor Vasarely écrit son “projet” en 1972, ni André, 42 ans, ni Jean-Pierre, 38 ans, parfaitement au fait des orientations de la future fondation, ne cherchent y participer. Dans l’indifférence de ses fils et belles-filles, dix ans après l’ouverture du musée de Gordes, Victor seul, avec Claire, reprend la direction du muséeavec Entreprise. Jusqu’à ce que les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer apparaissent chez Claire. Jusqu’à ce que la tumeur nichée sur la colonne vertébrale change La santé de Victor.
Jusqu’à l’année 1981. Où Victor, épuisé, abandonne et confie les rênes Gordes et Aix à l’Université d’Aix-Marseille-3, à savoir son doyen Charles Debbasch. Le nouveau président de la Fondation loups dans la bergerie.