
Pour les syndicats de pilotes, il ne fait aucun doute qu’Airbus est en grande partie responsable du crash du vol Rio-Paris. Tour à tour, les avocats du SPAF, du SNPL et d’Alter ont fait un plaidoyer surprise contre le constructeur européen lundi devant le tribunal correctionnel de Paris. Absents du banc des accusés, l’Agence européenne de la sécurité aérienne (AESA) et Thales, le constructeur des sondes Pitot qui ont gelé sur le vol AF447, figurent parmi les acteurs potentiellement responsables. En revanche, les représentants des pilotes n’avaient pas la même unité lorsqu’ils ont fondé ceux d’Air France : les avocats de la SPAF et de la SNPL ont largement minimisé le rôle de leur société, tandis qu’Alter “nager à contre-courant” affirmant qu’elle est loin d’être à l’abri de tout reproche.
“Air France est aussi victime d’Airbus”
Le premier à passer, le Syndicat des pilotes d’Air France (SPAF) a immédiatement donné le ton. Après avoir soutenu qu’on retrouve souvent les mêmes causes et les mêmes acteurs, Maître Roy, l’avocat du syndicat, a sans surprise disculpé les pilotes : “Ce procès était nécessaire car les pilotes n’ont pas un sentiment, mais une certitude que la responsabilité de ce drame doit être recherchée ailleurs, pas dans l’équipage. » Plus étonnant encore, cependant, de la part d’une des parties civiles contre l’un des prévenus, il a laissé entendre qu’Air France n’avait vraiment pas sa place sur le banc à côté d’Airbus avec la formule indirecte : “puisqu’Air France a été informée”.
Et puisque Air France a été prévenu, “Ce n’est pas au SPAF de dire qu’Air France a tout faux, que tout est de la faute d’Air France.” Certainement pas. Les pilotes savent que la priorité de leur entreprise est la sécurité. Ils réfutent l’idée que certaines actions n’aient pas été entreprises pour des raisons de faible économie. Les pilotes aiment leur compagnie, mais personne n’est parfait et s’il y a eu des erreurs, le Tribunal nous le dira. il a continué.
Pendant le reste de sa discussion, M. Roy a continué d’aller dans le même sens avec plusieurs autres formules. Et alors même qu’il évoquait la possible négligence d’Air France, l’avocat de la SPAF commençait son propos en exonérant la compagnie de toute responsabilité pénale : “Soyons clairs.” Même si Air France a également été licenciée, les causes de cet accident par négligence sont évidemment à rechercher en premier lieu chez Airbus. […] Air France est également victime d’Airbus. »
Air France, responsable mais pas trop
Concernant les deux accusations auxquelles Air France doit répondre, à savoir le manque d’information des équipages suite à la multiplication des incidents de givrage des sondes pitot entre 2008 et 2009, ainsi que le manque de formation des pilotes pour faire face à ces situations, le SPAF est resté sur cette ligne. Selon Maître Roy, Thales a bien informé l’entreprise de la réapparition d’incidents ainsi que des comptes rendus d’incidents rédigés par les pilotes (ASR), mais “s’il est vrai, à notre connaissance, que ces ASR n’ont pas été suivis de réponse, il est également vrai qu’Air France n’a pas eu de réponse, car Airbus en a eu”.
L’avocat reconnaît cependant que la note de l’officier de sécurité des vols (OSV) d’Air France, après plusieurs incidents dans la compagnie, n’est pas alarmante et parfois déroutante, sans la moindre indication des procédures à appliquer, et qu’il est sans doute enterré dans toutes les communications adressées aux pilotes. Il a également souligné la légèreté du magazine interne Aperçudestiné aux pilotes, “qui porte bien son nom”ou encore l’insuffisance de la journée 4S (Safety, Rescue and Security Course) en 2008, avec l’évocation des cristaux de glace, mais dans un tout autre domaine (le givrage moteur rencontré par Boeing sur ses 777).
Dans la formation, M. Roy mentionne également l’insuffisance de la formation, car centrée sur la perte d’indication de vitesse à basse altitude, sans séance dédiée au traitement de cette panne ou au pilotage en loi alternative à haute altitude. . Et s’il juge qu’il ne sait pas si “Air France a peut-être échoué”il prétend qu’Airbus est en effet “chef d’orchestre” montrant “arrogance du bâtisseur, qui refuse de revenir en arrière, oubliant l’humain”.
Le SNPL suit le mouvement
Le ton était sensiblement le même du côté du Syndicat national des pilotes d’avion (SNPL). Si Vincent Gilles, vice-président du SNPL France, a déclaré avant le procès que “Il est hors de question de dire que les pilotes n’ont aucune responsabilité dans cet accident”Maître Hockuet a insisté sur les causes indirectes de l’accident.
Si l’avocate du principal syndicat des pilotes a apporté un peu plus de nuances dans son discours que son homologue SPAF, même si le bilan restait serré sur la responsabilité d’Air France : “Lorsqu’à la fin de l’enquête nous avons appris l’inculpation pour la destitution des procureurs, ce n’était pas une demi-victoire mais un échec complet (ndlr : le parquet de Paris, qui demande la destitution d’Air France et la libération d’Airbus, ne suivra pas les juges d’instruction qui prononcent une décharge générale en 2019. Le procès en cours fait suite à l’appel des parties civiles, qui a été confirmé par la chambre sur instruction de la Cour d’appel de Paris). Comme Air France peut être poursuivi en justice mais pas Airbus, on n’a pas compris ça parce qu’il y a des niveaux de responsabilité. Et la principale responsabilité incombe à Airbus. »
Comme ça “Airbus (qui) n’a pas donné à ses équipages les moyens d’éviter cet accident”. Là encore, les actions qu’Air France juge négatives sont souvent l’œuvre d’Airbus. Ainsi, Maître Hockuet a déploré qu’Air France n’ait pas tenu compte de la demande du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) au début des années 2000 de placer la procédure de sortie de décrochage dans les procédures d’urgence et non dans les complémentaires, mais justifié cela par le fait que “le bon sens du pilote n’avait pas beaucoup de poids par rapport à l’assurance et l’omniscience du constructeur”.
Altérer à contre-courant
Si certains avocats des parties civiles dénoncent le pacte de non-agression entre Air France et Airbus, la compagnie aérienne et ses pilotes sont donc loin d’un affrontement direct sinon Alter. Le dernier à prendre la parole, son avocat, Maître Petit, a salué le travail de ses confrères pour pointer les erreurs d’Airbus, mais s’est offensé du fait qu’Air France puisse être blanchie de tout acte répréhensible : “Je ne voudrais pas nager à contre-courant – j’ai dû mal comprendre – mais […] Air France ne doit-il pas être pointé du doigt comme responsable en tant qu’opérateur ? Air France vend des billets aux passagers ? Air France forme ses pilotes ? L’entreprise ne peut-elle pas faire l’objet d’une quelconque objection ? »
L’avocat d’Alter, également ancien pilote de ligne, a ainsi licencié successivement Airbus et Air France, estimant que si l’une ou l’autre des deux sociétés “si j’avais fait quelque chose, il n’y aurait pas eu d’accident”. Il estime donc que l’un et l’autre ont failli à l’un des principes centraux de l’aéronautique, à savoir la prévention des accidents. Estimant que le travail avait déjà été fait pour responsabiliser Airbus, il s’est concentré sur Air France.
“Qu’est-ce qui a empêché Air France de demander à la DGAC de savoir s’il existe des informations sur des cas de pannes anémométriques dans d’autres compagnies ?” “, il a dit.
Maitre Petit a donc insisté sur le manque de proactivité d’Air France qui est au top “de la tour d’ivoire et attendant que son attention soit attirée sur les éléments”, comme ceux rencontrés par Air Caraïbes et XL Airways et avec un givrage de la sonde Pitot présentant des similitudes importantes avec celui de l’AF447. S’il admet que tout n’est pas prévisible, comme un attentat, il estime qu’en l’occurrence les signes avant-coureurs se sont multipliés au fil des années et qu’Air France était pleinement consciente de la notion de pannes anémométriques. Il a cité une insignifiante consigne de navigabilité de 2001 pour changer les sondes Rosemount équipant alors l’Airbus A330, deux incidents de givrage de croisière A340 (l’un chez Air France, l’autre chez Air Tahiti Nui, mais évoqué par Air France) ou encore le remplacement des sondes Thales AA en 2007 par BA suite à une série d’incidents A320 impliquant une ingestion d’eau à basse altitude lors de fortes pluies…
Pour compléter sa démonstration, l’avocat a enfin pointé le fait qu’Air France avait “découvert” après l’accident, six incidents supplémentaires non couverts par l’ASR, tandis que les messages de maintenance ACARS relaient automatiquement les problèmes de vitesse. Autant d’exemples qui lui font dire qu’il “ne voit pas comment la responsabilité d’Air France peut être atténuée”.
D’après un audit de l’équipe indépendante d’évaluation de la sécurité (ISRT) de 2010, qui a indiqué que la culture de sécurité de l’entreprise “encore largement axé sur les événements et réactif plutôt que proactif et prédictif”il pense “oui Air France attend malheureusement l’incident pour réagir et non selon le facteur de risque”.
Air France était parfaitement au courant
Et encore une fois, ce n’était qu’un swing de l’avocat d’Alter pour contrer un coup bien plus grand porté à Air France : “Ce qui est plus grave, c’est qu’à Air France vous aviez des pilotes au plus haut niveau du service formation qui étaient parfaitement conscients de ces dysfonctionnements, notamment dans d’autres compagnies. » Il a pointé directement Jean-Louis Franson, l’instructeur d’Air France qui a dirigé l’Organisation du contrôle du trafic aérien (OCV) entre 2002 et 2008. Composé de 12 commandants de bord, dont six d’Air France, cet organisme est directement rattaché à la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) pour apporter son expertise opérationnelle afin d’améliorer la sécurité des vols.
Selon Maître Petit, il est peu probable que les pilotes qui discutent régulièrement au sein de la DGAC des problèmes survenus dans différentes compagnies, n’en parlent pas au sein de leur propre compagnie. Ému, il a également laissé entendre qu’Eric Gobert, qui a pris la tête d’OCV en 2008, deviendrait directeur général adjoint en charge de la sécurité des vols chez Air France 10 ans plus tard. Pour lui, sans aucun doute : “Air France était parfaitement au courant de ce qui se passait dans les autres compagnies. »
L’avocat du syndicat Alter conclut son dossier contre Air France en soulignant “l’impréparation des équipages, caractéristique de sous-estimer le danger de ces échecs” et de “impact de la perte des indications de vitesse de croisière”. Une situation qui n’a en réalité jamais été travaillée en simulateur ou présentée lors d’une journée 4S par un pilote ayant vécu ce type d’événement. Il y voit donc un élément fondamental pour expliquer la difficulté du pilote à gérer la situation : “Air France a laissé la porte ouverte à la sécurité des vols à haute altitude.”
Cependant, tout cela n’empêchera pas Maître Petit de conclure son argumentation en revenant sur le cas Airbus, pointant tour à tour la défaillance des sondes Pitot Tales AA, la passivité d’Airbus avant de reconnaître qu’il fallait les remplacer, ainsi que la dysfonctionnements du directeur de vol et avertissement de décrochage et énonciation de négligence grave. “Il n’y a aucun moyen de casser la technologie dans les avions.” Ce manque de fiabilité de la technologie est une faille de sécurité »ainsi affirma-t-il.